hindemith

A PROPOS  DE L'OEUVRE POUR PIANO SEUL (texte traduit de l'allemand)


Pendant ma jeunesse et durant mes études je portais en moi une image de Hindemith pas très favorable, fondée sur l’ignorance et des préjugés, comme bien d’autres avant moi. Les quelques rares rencontres que j’ai eues à l’époque avec cette musique – j’ai joué des sonates de l’opus 11, entendu une fois une pièce pour orchestre – ont évidemment remis cette image en question. Mais j’ai pu abandonner ces  idées fausses définitivement  il y a seulement quelques années quand j’ai été amenée, par le hasard, à jouer quatre oeuvres de Hindemith en peu de temps : la «suite 1922», la «Kammermusik no1», les «Quatre tempéraments» et la sonate pour contrebasse et piano. A ce moment je devais entrer dans cette musique de manière bien plus intense et approfondie qu'auparavant. C'est ainsi que mon vif intérêt pour Hindemith a vu le jour.


Comme tous les grands créateurs, Hindemith a ses spécialistes. Eux ont tout analysé, tout joué, tout écouté ; pour eux, rien ne reste dans l’ombre et ils ne courent pas le risque d’être trompés par des préjugés. Et comme les spécialistes n’ont généralement des échanges  qu’avec d’autres spécialistes une vision différente que la leur doit leur paraître peu probable.

Vu que je ne vis pas uniquement dans ce monde de spécialistes et de grands connaisseurs de Hindemith, je crois tout de même pouvoir affirmer que sa musique continue souvent à être jugée (surtout dans le monde latin) comme – dit de manière un peu exagérée – purement intellectuelle, pédante, manquant de sensualité, pauvre en émotions, et donc d’une moindre valeur artistique que d’autres musiques.


Même le grand Alfred Brendel qui, par son originalité et son intelligence a influencé toute une génération de pianistes, ne mentionne, dans ses deux livres  "Musical thoughts & Afterthoughts" et "Music sounded out", Hindemith qu'avec trois petites remarques dans lesquelles une attitude plutôt négative de l'auteur vis-à-vis de ce compositeur est bien perceptible. A la fin d’un de ces livres Hindemith est cité dans une courte phrase ce qui me paraît particulièrement dangereux, car Hindemith contredisait et relativisait souvent ses propres propos parfois provocateurs.

Néamoins il me semble important de rappeler le fait que rares sont les préjugés persistants qui n’ont absolument aucun fondement.  On trouve  au premier abord dans certaines œuvres de Hindemith un coté sec, intellectuel qui ne nous touche pas beaucoup. Mais quand on étudie son œuvre de plus près on est vite amené à tout voir dans une autre lumière. Les différents éléments du tableau changent de place. D’éventuelles réticences, jusqu’à présent au premier plan, vont passer à l’arrière-plan où elles perdent peu à peu de leur importance et obtiennent une nouvelle signification.


Malgré toutes ces remarques il faut dire que Hindemith n’a pas vraiment besoin d’être défendu. Les spécialistes,  musiciens et musicologues, -  tout comme la documentation écrite sur ce compositeur - sont nombreux. Grande et active est la « Hindemith-Stiftung » à Francfort. Dans les salles de concert sa musique est depuis toujours jouée bien plus souvent que celle de certains de ses contemporains comme, par exemple, Karl Amadeus Hartmann que j’aime tant. Tous les musiciens ont joué, ou joueront  tôt ou tard Hindemith. Tous les publics l’ont entendu. Tout le monde le connaît.


Mais que veut dire « connaître » ? La vraie connaissance doit être vécue. Elle doit donner accès au mystère de l'oeuvre et faire entrevoir le noyau dur de la beauté qui se cache dans ses profondeurs. Dans ce sens Hindemith est encore trop méconnu. C'est particulièrement le cas de son oeuvre pour piano seul. C'est pourquoi il faut lui donner une chance de nous parler.


L'OEUVRE POUR PIANO


Tous les pianistes, sans exception, connaissent  l’existence du « Ludus tonalis ». Mais  très  rares sont ceux qui le jouent. Je ne l’ai jamais vu figurer sur un programme de concert. (Ce qui ne veut évidemment  pas dire que ce n’est jamais le cas ) De temps en temps des extraits; on voit un étudiant jouer une fugue peut-être précédée d’un interlude.

 C’est justement dans cette grande œuvre d’une durée d’une heure ou presque que Hindemith rend particulièrement justice à son propre credo et déploie son ambition: construire des proportions parfaites et toucher notre esprit simultanément au niveau intellectuel et émotionnel. En sortant ces pièces de leur contexte on ne peut que détruire ces proportions et donc dénaturer la musique. 

Le fait que Hindemith appelle les pièces entre les fugues „Interlude", et  non pas comme Bach dans son clavier bien tempéré „Prélude", rend en fait impossible de séparer une pièce de l’autre. Je ne comprends pas vraiment pourquoi c’est quand même pratiqué. Tout de même, l’existence du «Ludus tonalis»  est connue,  des extraits même joués et étudiés.


Une autre œuvre, bien que peu représentative pour l’œuvre de Hindemith, jouit de l’attention des pianistes : la divertissante « Suite 1922 ». Cette pièce fait même partie du répertoire de concert .Mais toutes les autres œuvres pour piano, très nombreuses, continuent à mener une existence dans l’ombre.


Quels pianistes connaissent et jouent les trois magnifiques sonates pour piano que Hindemith a composées en 1936? L’enregistrement de Glenn Gould, désigné par la critique comme        « légendaire et excentrique », ne les a pas mises d'avantage dans la lumière. Le fait que des vieux maîtres comme Gieseking et Cherkassky les ont aimées, jouées et créées ne semble pas non plus particulièrement attirer l’attention des pianistes d’aujourd’hui.Et ça serait justement ces pièces - là qui mériteraient de sortir de l’ombre et vivre au concert. Je suis sûre que même l’auditeur peu habitué à la musique de Hindemith saura les reconnaître.


 « In einer Nacht » op 15 amènerait sans doute aussi une diversité bienvenue par le public (et l’interprète !). C’est un recueil où l’on trouve des petites pièces qui nous rappellent Debussy, des parodies sur l’opéra, des moments virtuoses mais aussi mélancoliques, des pièces à la mode de l’époque – un foxtrott,  et pour terminer une immense fugue bien ironique.


Parmi beaucoup d’autres on trouve aussi la « Klaviermusik » op 37, extrêmement exigeante pour l’interprète. J’avoue que dans le cas de ces pièces je n’ai moi-même pas encore trouvé la bonne porte d’entrée, et je serais pour le moment encore incapable de les transmettre à un public. Mais les exclure totalement du répertoire pianistique – ça j’en suis déjà sûre – n’est sûrement pas justifié.


UNE OEUVRE A JOUER ET A ECOUTER

Pourquoi toutes ces pièces sont alors si rarement jouées ?


En  premier lieu il faut sans doute citer le règne des habitudes et des traditions. Ceci est valable pour tous les acteurs du monde musical – ici donc pianistes, auditeurs et organisateurs de concert. Les pianistes veulent toujours jouer les mêmes œuvres, les auditeurs toujours entendre les mêmes œuvres et les organisateurs toujours organiser les mêmes concerts. On aime reproduire les bonnes expériences, parfois même les moins bonnes, pourvu que ce soit prévisible.

De ce trio – pianiste, auditeur, organisateur – je crois que l’auditeur le plus ouvert à l’aventure et au risque, même si les deux autres membres du groupe prétendent souvent le contraire. L’expérience montre que le public apprécie des programmes combinant pièces moins connues à découvrir et œuvres du répertoire classique traditionnel, à condition que la tradition l’emporte. Aux interprètes, surtout, la responsabilité d'introduire les oeuvres nouvelles et donner goût à la découverte. A nous d'abord, de casser les traditions, donc de mettre en cause nos propres représentations.


Autre raison, pas moins importante : presque toutes les œuvres pour piano de Hindemith sont très exigeantes pour l’interprète, aussi bien sur le plan musical que pianistique. Les étudier de manière approfondie demande beaucoup de temps. Ces pièces ne font pas partie du répertoire des jeunes pianistes, car elles ne sont ni demandées, ni proposées  pour les examens aux conservatoires ou pour les concours. Plus tard, en raison de toutes sortes d’obligations, même si l’intérêt est là, c’est souvent un manque de temps qui empêche l’assimilation de ces pièces.

Aussi – revenant à la première raison – il n’y a  pas (encore) de véritable tradition, et donc de garantie de succès  pour le pianiste qui se risque à jouer Hindemith au concert. Peut-être le résultat du calcul « investissement – bénéfice » est-il trop risqué ? 


On ne peut guère imputer la responsabilité de l’absence de ses œuvres pour piano aux concerts au compositeur lui-même. « Trop difficile d’accès pour le public » n’est, à mon avis, pas vrai pour la majorité de ses pièces. Le « Ludus tonalis » par exemple dure  presque une heure ce qui peut paraître long pour l’auditeur, je l’avoue. Rares sont les oeuvres aussi longues. Mais la diversité des pièces,  l’originalité du cycle et  la perfection de la composition, ces soixante minutes, qui font peur sur le papier, peuvent se transformer pour l’auditeur en un évènement inoubliable, inespéré.


Je cite Hindemith qui dit sur les interprètes :


«L’histoire de la musique n’a jamais vu une telle prépondérance de quantité d’exécutants vis-à-vis de créateurs qu’aujourd’hui. L’évolution de la musique dépend probablement plus que jamais de la capacité des interprètes ; de leur talent, de leur goût et de leurs convictions. L’importance de leurs capacités techniques, leur influence stylistique et même émotionnelle sur les œuvres est si grande que le compositeur se voit souvent relégué à l’arrière-plan, juste bon à produire des effets sonores pour pianistes, violonistes, orchestres etc. »

Plus loin il  désigne cette glorification de la « Umformerstation » (station de convertisseur), qui se situe entre le  géniteur de la musique et le consommateur, comme « injuste et dangereuse».

Hindemith avait visiblement peur que les interprètes transforment ses œuvres en « banalités superficielles et juste agréables pour l’oreille ». 

C’est donc à notre conscience et à notre responsabilité qu’il fait appel !


Mais en même temps Hindemith avait beaucoup de respect pour ses interprètes et se souciait de leur bien-être.

Le pianiste Walter Gieseking ne trouvant pas l'accès au deuxième mouvement de la première sonate qu'il aurait du créer manifesta ses doutes à ce sujet au compositeur. Suite à cela Hindemith envoya un autre deuxième mouvement à l'éditeur disant qu'il voudrait que « M. Gieseking ait du plaisir en jouant sa musique ».

Le deuxième mouvement d'origine, les « variations » effectivement pas faciles d'accès, a été publié bien plus tard comme pièce séparée.


Les lettres de Hindemith au pianiste Paul Wittgenstein qui avait commandé la pièce « Klaviermusik mit Orchester » témoignent également de cette envie du compositeur de « donner du plaisir » à ses interprètes.


Il écrit :

« ...Je serais navré si cette œuvre ne vous faisait pas plaisir ; - au début elle sonnera probablement d'une manière  un peu inhabituelle à vos oreilles. - Je l'ai écrite avec plein d'amour et je l'aime beaucoup. »

Et dans une lettre ultérieure :

« … Ici je vous envoie les trois derniers mouvements de votre pièce et j'espère qu'après avoir étudié la partition vous ne serez plus épouvanté. C'est une pièce simple, absolument non- problématique et je suis sûr qu'après peu de temps elle vous procurera du plaisir. (Vous serez peut-être un peu effrayé au début mais ce n'est pas grave !). En tout cas c'est sûr que vous allez comprendre la musique et en cas de doute je suis toujours à votre disposition pour répondre à vos questions. »

Comme nous le savons aujourd'hui M. Wittgenstein était visiblement trop « effrayé » par ce concerto et il ne l'a malheureusement jamais joué en public. 


Vous trouvez dans les pages suivantes encore un bref portrait de la personnalité fascinante qu'était Hindemith; immense artiste, visionnaire, souvent provocateur.


PAUL HINDEMITH (1895 – 1963)


Paul Hindemith est né à Hanau près de Francfort en 1895. Il est bien évidemment tout d’abord compositeur. Mais ses activités d’altiste et de chef d’orchestre ainsi que l’enseignement de la composition et des branches théoriques occupaient pendant certaines périodes de sa vie une place presque aussi importante que la composition.

Il quitte l’Allemagne hitlérienne en 1938, d’abord pour la Suisse. En 1940 il émigre aux Etats-Unis. Quelques années plus tard il obtient la nationalité américaine.

En 1950 il revient en Suisse  et enseigne à l’université de Zurich. Jusqu’à sa mort en 1963 il vit à Blonay au bord du lac Léman. 


Quand on étudie l’œuvre de Hindemith – sa musique, ses livres – on trouve un penseur authentique et original. Tout ce qu’il fait il le fait de manière excessive et sans compromis. La plupart du temps il écrit dans un tempo fou, produit, compose, prend position, comme peu d’autres. Ses exigences vis-à-vis de lui-même et les autres sont immenses. Pour vous donner un exemple -  il demande qu’un compositeur soit capable de jouer TOUS les instruments !


Ses fondements musicaux-philosophiques, toujours très présents dans son discours, et sur lesquels il construit son œuvre et sa vie, ont leurs racines dans les écritures du Saint Augustin et dans celles de Boethius au 5ème et 6ème siècles.

Dans ses textes, il mêle la polémique et la provocation, l'analyse subtile et l'ironie; on y trouve des pensées complexes élaborées sur des sujets tels que l'inspiration ou la perception musicale émotionnelle. Hindemith est un homme enraciné dans son époque, multiple et complexe comme elle. Pour mieux apprécier sa musique, il faut peut-être aussi prendre la mesure de l'homme. Au gré de mes lectures, j'ai choisi, en toute subjectivité, quelques portraits. Les voici.


UN HOMME ENGAGE ET MALICIEUX

Hindemith tempête souvent à haute voix contre tout et tout le monde ; musique dodécaphonique, chefs d’orchestre, interprètes, récitals de piano, le marché musical.

Mais il ne s’arrête jamais à la simple critique destructive et propose toujours des solutions concrètes – parfois utopiques -  pour corriger ce qu’il dénonce.


Pour illustrer ceci je vous cite un exemple plutôt amusant concernant les critiques musicaux qu’il estimait peu :

« Il est intenable que les rédactions des journaux ne prêtent pas oreille aux musiciens injustement traités par la critique ! On leur dit que le droit de la critique d’écrire ce qu’elle veut est absolument intouchable ! Mais doit-on forcément en déduire qu’il y a un devoir intouchable des musiciens d’accepter les faux jugements ?! »


A ce problème fondamental Hindemith propose sa « solution » :

Il demande de créer une institution permanente, sorte de tribunal, où les musiciens pourraient porter plainte. On formerait un comité des réclamations, à renouveler tous les trois ans par élection, composé de cinq à sept membres de chaque parti ;   musiciens d’un côté et responsables des journaux et critiques de l’autre. Ce comité siègerait deux fois par année pour discuter des réclamations et propositions faites. « De cette manière » - dit-il – «  on pourrait liquider des critiques intenables, réhabiliter ceux qui se sont fait attaquer à tort des deux côtés et calmer des musiciens furieux. »

Le but de tout cela serait d’aiguiser la conscience des critiques, stimuler un plus grand sens des responsabilités, et « éviter de se laisser aller à des voies de fait ».


Plus loin il avoue le côté utopique de ce projet. La dépendance des musiciens face aux critiques, et leur peur d’avoir un compte-rendu qui pourrait nuire à leur carrière , ferait qu’aucun musicien n’oserait se prononcer en faveur d’un tel comité. « Et en plus » - demande-t-il – « a-t-on jamais vu cinq ou sept musiciens qui ont réussi à se mettre d’accord ? »


A la fin il précise : « Privez  la critique d’un peu de sa suffisance et donnez plutôt  aux musiciens la possibilité de formuler leurs réclamations par voie légale. Ainsi nous gagnerions beaucoup de force et d’énergie qui se perdent inutilement dans des disputes et des énervements. Cette force on pourrait l’utiliser pour mieux faire avancer la musique ! »


Bien sûr cet exemple plutôt amusant n’a pas vraiment de valeur du point de vue historique mais il nous montre Hindemith comme on le trouve dans toute son œuvre : artiste vulnérable, radical, ironique envers lui-même et plein d’humour; ne craignant ni  la contradiction,  ni les provocations, ni les confrontations ; cherchant en permanence des solutions concrètes  pour donner corps à ses grands idéaux et profondément enraciné dans la vie quotidienne avec toujours un  seul but : faire avancer la musique !


Inutile de dire qu’une telle commission n’a jamais vu le jour et la relation difficile entre musiciens et critiques persiste.


UN VISIONNAIRE

Mais dans d’autres domaines les idées de Hindemith étaient quasi visionnaires. Dans son texte « Perception musicale émotionnelle » il écrit :

« Les scientifiques qui font de la recherche sur la musique et toutes les questions qui en découlent sur la production et la reproduction,  au lieu d’interroger des personnes de talent médiocre et minable sur leur façon d’écouter de la musique et ce qu’il ressentent, auraient mieux fait de questionner les musiciens – surtout les musiciens créateurs – sur leur manière de provoquer telle ou telle émotion chez l’auditeur. Cela aurait été bien plus révélateur. Mais apparemment la science craint autant la musique que les musiciens les scientifiques. Chacun semble se sentir menacé au moment où l’autre approche son terrain de chasse habituel… Les réponses significatives à ces questions  nous ne les aurons que le jour où la science  se mettra à  table avec le musicien  ouvert et intéressé à la science pour faire de la recherche ensemble. »


Collaboration Arts et Sciences ! Un postulat de Hindemith bien précoce qui vit aujourd’hui,  à l’époque des neurosciences, une actualité sans précédent.


UN HOMME DE PAIX

On sourit facilement sur ses idées de la musique comme force capable d’unir les gens dans la paix. Naïf ?


« Les méchants n’ont pas de chansons – dit-on. Il est possible qu’un mouvement mondial de musique amateur pourrait se transformer en action de paix sur toute la planète. Malgré son rayonnement mondial le sport n’en sera jamais capable, car contrairement à la musique jouée en groupe, il est toujours basé sur la compétition et ne peut jamais être exempt de l’idée de guerre, lutte  et victoire sur l’adversaire. »

Plus loin il demande aux gouvernements américain et russe de se rencontrer tous ensemble une fois par semaine pour jouer ensemble dans un orchestre et chanter en chœur afin de présenter au monde une image d’union. « Les hommes qui font de la musique ensemble ne peuvent pas être des adversaires – au moins tant que la musique dure. »


Beaucoup  sourient de tant de naïveté et d’idéalisme. - Mais beaucoup ovationnent Daniel Barenboim avec son « West-Eastern Divan Orchestra ».


Les propos écrits de Hindemith sur tous les sujets qui touchent à la musique sont tellement nombreux et intenses qu’il est difficile de faire un choix. J’aimerais encore vous rendre attentifs à deux points qui ont occupé une place importante dans son esprit :


UN GRAND PROFESSIONNEL QUI AIME LES AMATEURS

Hindemith ne cesse de mentionner l’importance du musicien amateur. Pour lui, le musicien amateur qui s’occupe sérieusement des sujets touchant à la musique est tout aussi important pour l’évolution de la musique que le musicien professionnel sérieux. Le musicien amateur serait selon lui bien plus important que l’auditeur lambda qui jouit de la musique simplement lors d’un concert. Il demande au musicien amateur de prendre conscience de son importance. 

Il donne tout de même un avertissement – que l’amateur n’essaye jamais d’imiter le professionnel et chercher la grande scène publique ! Il faut bien distinguer les deux façons opposées de faire de la musique : jouer pour les autres est le métier du musicien, jouer pour soi l’activité de l’amateur.   


Mais il voit aussi bien chez les professionnels que chez les amateurs de mauvais exemples de natures superficielles ayant une trop grande estime pour leur propre personne. Ceux-là il les exècre parce que « ils n’apportent rien à l’évolution de la musique ».


Plus loin il regrette le manque de répertoire pour les amateurs et il souhaite une collaboration plus étroite entre le musicien professionnel créateur et l’amateur consommateur. Une telle collaboration permettrait aux compositeurs de mieux écrire les pièces nécessaires à l’amateur pour former son éducation musicale , son goût et « devenir ainsi un facteur encore plus important pour la vie musicale de ce qu’il est déjà ».

Hindemith lui-même a composé des pièces explicitement pour amateurs et aussi pour enfants.


UN EXPLORATEUR PASSIONNE DES INSTRUMENTS ANCIENS

Enfin j’aimerais encore attirer votre attention sur un sujet où Hindemith était incontestablement un pionnier : les instruments historiques et leur répertoire.


Le compositeur s’est intéressé de très près pendant toute sa vie à tous les instruments. Les nouveaux, encore à peine joués comme le trautonium ou le heckelphon, ou les anciens, du temps de Hindemith plus joués : violes de gambe, théorbes etc.

Dans les années quarante, bien avant l’arrivée de Nikolaus Harnoncourt et les autres, il montait avec ses étudiants aux Etats-Unis tout un répertoire de musique ancienne, parmi lequel, l’ « Orfeo » de Monteverdi. Ils exécutaient ces oeuvres  sur instruments d’époque avec la plus grande authenticité historique possible. La collection d’instruments de « Yale University » et le « Metropolitan Museum of Arts » leur mettaient les instruments nécessaires à disposition. Mieux, raconte le compositeur germano-américain Gerhard Samuel, membre de cet orchestre,   Hindemith obligeait ses étudiants à construire ces instruments eux-mêmes pour ensuite les jouer en concert ! On trouve un disque chez « Music and Arts » avec un enregistrement live d’un de ces concerts Monteverdi de 1954. 


Pour conclure ce petit « portrait » -  qui ne peut pas vraiment en être un puisque je vous ai à peine éclairé sur une ou deux petites pièces d’une immense mosaïque haut en couleur – je vous propose de lire les  conclusions de Hindemith dans son livre « A Composer’s world » :


«…Il (le compositeur) connaît la nature de l’inspiration musicale et sait comment toucher les profondeurs intellectuelles et émotionnelles de notre âme. Il sait se servir du pouvoir éthique de la musique avec une grande conscience morale. Sa quête d’une créativité enthousiasmante s’unit à la conviction indestructible que, par la grandeur et la force de notre art de trouver de formes capables  d’exalter notre esprit, on arrive à parler le langage de la pureté. Une vie avec et dans la musique qui est appelée essentiellement à vaincre les violences extérieures et  qui se confesse à l’esprit créateur ne peut être vécue que de façon humble. Elle veut donner de son meilleur à son prochain ;  non pas comme la charité au mendiant mais comme l’ami qui partage.

Pour conclure nous pouvons dire : il n’y a pas de réponses universelles aux grandes questions de l’art de notre temps ni pour la formation d’un talent créateur. Mais à l’image du petit point lumineux qui apparaît au bout du tunnel, et nous promet la lumière d’une nouvelle journée dans toute sa splendeur, une seule petite phrase peut nous éclaircir sur le devoir et la position à prendre du compositeur d’aujourd’hui ; c’est demande, supplication, avertissement:

Ne pense pas à toi-même ; pose-toi toujours la question, qu’est-ce que je peux donner à mon prochain ?

La raison intime de cette modestie est la conviction profonde du musicien, que au- delà de toute habilité et expérience rationnelle, il existe une région des visions et de l’inexplicable où habitent les grands mystères de l’art – ressentis mais pas expliqués ; désirés mais pas imposés ; s’inclinant sans se soumettre. Nous ne pouvons entrer dans ces sphères – juste espérer d’être élu comme un de ses annonciateurs.

Celui qui voit son espoir accompli, qui est en plus doté de sagesse et d’humilité, à qui le ciel a donné l’esprit créateur, c’est lui qui va nous apporter le cadeau que nous souhaitons tant : la grande musique de notre temps. »


Il ne me reste plus qu’à souhaiter bon voyage à celui qui a maintenant envie de partir à la découverte de toute la mosaïque. Cela me ferait plaisir de vous revoir sur ce chemin.     

© Esther Walker 2013